Madère : au cœur de la biodiversité marine
Il y a deux types de foule à Madère : celle, souvent grasse et blanche, qui se presse autour des piscines (faute de plages), et celle qui hante les falaises escarpées, les îles rocheuses et désertes, les plus hauts sommets comme l’étendue immense de l’Atlantique. C’est à la rencontre de cette dernière que nous sommes partis.
Madère et ses dépendances – Porto Santo, les Desertas et plus loin encore, les Salvages – sont parties intégrantes de ce que l’on appelle les îles de Macaronésie, qui comportent également les archipels des Açores et des Canaries et aussi les îles du Cap Vert. D’un point de vue biologique, ce sont de hauts-lieux de l’endémisme, tant pour la faune que pour la flore.
L’idée était ici d’aller à la rencontre des oiseaux et des mammifères marins de Madère, mais aussi des espèces terrestres endémique. Ne dit-on pas que Darwin s’est inspiré en partie de Madère pour forger sa théorie de l’évolution ?
C’est pourquoi nous avons privilégié les sorties en mer, soit à bord d’un Zodiac, soit sur un bateau à voile de 15m, pour rejoindre les îles Desertas – qui portent si bien leur nom.
A la poursuite des voiliers et des voyageurs
D’abord, fuir les grands catamarans bourrés de monde qui croisent devant Funchal, la capitale de Madère, pour montrer quelques dauphins et une baleine quand il y en a. Ensuite, aller le plus au large possible, pour rejoindre la faune pélagique à 15 milles nautiques. En route, on croise bientôt les grands puffins cendrés ou les impétueux pétrels de Bulwer qui se jouent du vent de façon incroyable. Ils viennent parfois vers nous, rasant l’eau devant l’étrave et, d’un simple coup d’aile, effectuent un ressaut qui les projette à 15m de hauteur et 30 de longueur en une fraction de seconde. Ces deux oiseaux constituent l’essentiel de l’avifaune dans les parages de Madère et ils nichent ici surtout aux Desertas.
Devant nous, une bande de puffins va et vient avec de lents battements d’ailes. Nous nous approchons prudemment car c’est bien souvent le signe de la présence d’un banc de poissons. Et qui dit puffins et poissons dit aussi dauphins. Bientôt, une troupe de dauphins tachetés, fréquents dans ces eaux, entourent le bateau, alternant sauts au-dessus des flots et course folle sous l’étrave. A qui sera le premier à devancer l’embarcation !
Dauphins tachetés. Au fil des jours, nous avons croisé une bonne centaine de dauphins, animaux aussi joueurs que le veut leur légende et qui aiment venir jeter un coup d’œil aux humains.
Autres reines des lieux : les baleines. Ici, c’est le rorqual de Bryde ou rorqual tropical qui est présent à cette époque. L’espèce se rencontre le long des côtes ou en haute mer dans les eaux tropicales et subtropicales de tous les océans qui sont à une température d’au moins 20°C. D’abord un souffle (que l’on peut entendre si on est suffisamment proche de l’animal), puis un dos qui glisse au-dessus de la surface, une nageoire dorsale, et l’arrière de l’animal qui s’enfonce enfin, tel un sous-marin. Ainsi 3 ou 4 fois de suite, puis l’animal sonde pendant de longues minutes. Par quatre fois, en toute fin de journée, nous avons pu assister au saut complet de deux baleines au-dessus des flots. Elles retombent alors dans une énorme gerbe d’écume !
Rorqual de Bryde. Les baleines nagent paisiblement, mais quand elles sautent, leurs bonds sont impressionnants.
On croise aussi en mer des tortues. C'est principalement la tortue caouanne Caretta caretta qui est vue le plus régulièrement dans les eaux de Madère, davantage que la grosse tortue luth, même si elle est en diminution importante.
Une tortue emmêlée dans un bout de filet de pêche à la dérive est repérée. Marco, notre skipper, aura toutes les peines du monde à la sortir de l'eau : une tortue, c'est dense ! Il coupe le filet et relâche l'animal. Ouf !
Mais il y a encore du boulot avant que la mer soit propre... en terme d'environnement, on aurait bien besoin d'un super héros, mais pas d'un qui prend l'eau...
A côté des bandes innombrables des puffins cendrés, nous avons recherché le pétrel de Bulwer. Entièrement brun-noir, les ailes tendues comme un arc, l’espèce se joue du vent et des vagues, rasant la surface et virant de bord tout aussi soudainement, puis il reprend de la hauteur en deux ou trois battements d’ailes. Déjà, il est loin.
Rien à voir avec le vol chaloupé du puffin cendré, le plus grand de la troupe, surtout quand la mer est calme et que l’oiseau, ramant dans les airs, vient nous voir à quelques mètres, nous fixant de son petit œil noir.
Mais si le vent monte, alors lui aussi arque ses ailes et devient un véritable avion de chasse, en faisant de grandes orbes, ailes rigides au-dessus de l’écume blanche.
Quand la mer est plate, on peut voir des radeaux d’oiseaux posés à la surface, tranquilles comme des mouettes sur un plan d’eau.
Parmi eux, on trouve parfois un puffin majeur, qui a peut-être niché à Tristan da Cunha pendant l’été austral et qui remonte à cette époque dans l’Atlantique Nord.
Nous avons aussi recherché le rare puffin de Barolo, bien différent des autres puffins de la région. C’est le plus petit, il vole au ras des flots, tel un chevalier guignette, ailes raides et battements rapides et saccadés. Il a un peu de gris sur les rémiges secondaires et son œil se détache bien sur le haut de la joue blanche, ce qui le distingue du puffin des Anglais, espèce répandue sur les côtes européennes. Nous n’en avons observé qu’un seul, en toute fin de journée
Plus petits encore sont les océanites – que les pêcheurs bretons appellent satanigs car ils sont annonciateurs, selon eux, de tempêtes. Il faut de bons yeux pour les repérer à moins de leur proposer du chum.
Le chum est un mélange infâme d’intestins de poissons, de morceaux de calamars, d’huile de foie de morue, bien mixés, auxquels on ajoute de l’eau et que l’on congèle (bonjour les odeurs) pour ensuite le balancer par-dessus bord. Il flotte ainsi et permet une dispersion lente.
Sur une mer totalement vide d’oiseaux, nous avons fait l’expérience. En quelques minutes, venus de nulle part, un puis deux, puis quatre océanites de Castro, bientôt accompagnés de deux océanites de Wilson, originaires, eux aussi, de l’Hémisphère Sud. C’est leur odorat, infiniment plus puissant que le nôtre, qui leur permet, à des kilomètres, de sentir la mixture. Superbe spectacle que ces petits oiseaux, à peine plus gros qu’une hirondelle, virevoltant autour du bateau, chevauchant les vagues, se posant quelques secondes à la surface et même, pour l’océanite de Wilson, « pédalant » sur l’eau !
Dans la série « pétrels », deux espèces étaient l’objet de toute notre attention. Elles sont en effet pour l’une en danger d’extinction – le pétrel de Madère – et pour l’autre « vulnérable » - le pétrel des Desertas – selon la classification de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature).
La première niche que sur Madère (voir ci-dessous) et ne compte guère plus de 80 à 85 couples, ce qui fait d’elle l’oiseau de mer européen le plus rare.
La seconde niche essentiellement sur Bugio, l’une des trois îles des Desertas, et ne compte pas plus de 120 à 150 couples.
Elles sont extrêmement difficiles à distinguer l’une de l’autre et quand on le peut, ce sont de bonnes photos qui permettront, mais pas toujours, de dire s’il s’agit de l’une ou l’autre espèce…
Les îles Desertas… pas si désertes
Trois (très) gros rochers volcaniques qui émergent de l’océan, au sud/sud-est de Madère. Voilà les Desertas. Des falaises avec des à-pics considérables, une végétation quasi inexistante, un soleil de plomb et pas l’ombre d’un humain, hormis les deux gardes de cette réserve nationale et, la journée seulement, un ou deux très rares voiliers en escale.
Iles Desertas. Des araignées tarentules de bonne taille vivent à leur sommet, mais nous n'avons pas pu les voir.
C’est là, avec l’accord de la réserve, que nous avons décidé de débarquer pour aller au plus près des… milliers d’oiseaux marins qui nichent ici. Car si, dans la journée, les îles semblent en effet désertes, l’arrivée du crépuscule voit aussi celle des puffins cendrés, pétrels de Bulwer et océanites de Castro qui reviennent nourrir leurs jeunes à la nuit. Et là, tout change. Des ombres de plus en plus nombreuses tournoient dans le ciel qui s’enténèbre, fantômes d’abord silencieux puis, avec la nuit qui vient, entamant alors un concert incroyable de cris étranges. Ecoutez plutôt :
A la lueur de lampes frontales, nous parcourons doucement, en suivant le sentier de la réserve, le chaos rocheux où les oiseaux se reproduisent.
Ici deux puffins cendrés posés à même le minuscule chemin qui circule entre les blocs de basalte.
Là un pétrel de Bulwer, l’avant du corps à moitié enfoncé dans une fissure et qui pousse son aboiement sourd, comme un chien lointain.
Une ombre noire dans le ciel noir et juste l’éclat d’un croupion blanc : c’est un océanite de Castro qui rejoint son nid. Une petite boule de duvet noir attend quelque part son parent qui vient, toute les nuits le nourrir jusqu’à son envol.
Les oiseaux ne craignent pas les ombres humaines et volent à nous frôler : ni en mer, ni sur terre, nous ne faisons partie de leurs prédateurs.
C’est le grand chambardement nocturne loin, très loin, de la cohue estivale qui se presse dans les grands hôtels de Funchal. On se couche vers 1h du matin, à la belle étoile, la lune se levant au-dessus de la falaise et finalement bercé par les oiseaux qui volent tout près et les clameurs nocturnes de ce monde inconnu.
Aux premières heures du jour, c’est le silence. Les visiteurs du soir sont déjà repartis en haute mer. Restent les rares espèces d’oiseaux terrestres de l’île, au nombre de… deux : le serin des Canaries et le pipit de Berthelot. Le premier n’est rien moins que l’ancêtre de nos canaris domestiques!
Le second n’est connu que des ornithologues. Mais ici, c’est une vedette. Moins farouche que lui, ce n’est pas possible. Comme en témoigne les photos ci-dessous, où un jeune oiseau s’est épris d’Elise !
Les pipits de Berthelot des îles Desertas n'ont aucune peur de l'homme, surtout quand il s'agit de glaner quelques miettes !
Exemple vivant de ce que devrait être les rapports entre l’homme et le monde animal. Si le premier ne s’était acharné, depuis qu’il est bipède, à vouloir détruire le second.
En parlant de destruction, s’il est un mammifère marin qui pourrait en témoigner, c’est bien le phoque moine. Bien présent autrefois en Méditerranée, il en a été extirpé par la chasse (il vivait autrefois en Corse, jusqu’en 1970) et ne se trouve plus qu’en Grèce et en Turquie. Sur la façade atlantique, il ne subsiste que quelques individus au Maroc et en Mauritanie, 150 sur la côte du Sahara occidental et 30 à 35 à Madère, sur les Desertas. Soit un total d’environ 500 individus ! C’est dire si nous avons été heureux d’en observer 3 aux Desertas – un adulte et deux immatures qui jouaient ensemble.
Tout autre mammifère, mais aussi intéressant du point de vue de la biodiversité, domestique cette fois, la chèvre qui vit sur Deserta Grande et Bugio.
Ces animaux ont été introduits voici plusieurs siècles sur ces îles où ils ont fait souche sans aucun échange génétique avec les chèvres domestiques actuelles. Elles ressemblent fort à la fameuse chèvre aegagre de Crète, domestiquée il y a très longtemps et retournée à l’état sauvage.
Ces animaux, comme ceux des Desertas sont proches de ce qui était l’ancêtre des chèvres domestiques, vivant quelque part au Moyen-Orient.
Il s’agit donc d’animaux remarquables, ayant gardé des caractéristiques phénotypiques ancestrales, un patrimoine génétique unique et une incroyable adaptation aux conditions environnementales drastiques puisqu’il n’y a tout simplement pas d’eau douce sur les Desertas ! Les animaux lèchent la rosée déposée sur les plantes dont elles se nourrissent également.
On a bien tenté de les éliminer, à l’instar des chats et des rats, grands prédateurs d’oiseaux, mais visiblement sans succès. Il n’est pas certain qu’elles aient un impact sur la faune sauvage. Certes, elles mangent des plantes… Il ne faudrait pas qu’elles soient totalement éliminées, sans, au préalable, en capturer pour les conserver ailleurs, ou bien, au minimum, en prélever des ovocytes et de la semence pour la garder et l’utiliser ultérieurement pour améliorer les races de chèvres domestiques. L’exemple de la vache d’Amsterdam, totalement décimée sans aucun discernement, ne doit pas être renouvelé.
Madère endémique
Sur l’île de Madère, l’endémisme est également présent chez les plantes (nombreuses), les insectes, les papillons, les lézards (lézard de Madère, omniprésent et par endroit tout aussi effronté que le pipit de Berthelot), les chauves-souris (une espèce endémique) et les oiseaux avec, notamment, le pigeon trocaz et le minuscule roitelet de Madère, sans compter les sous-espèces.
Et puis au-dessus du lot, l’incontournable pétrel de Madère (ou pétrel de Zino) redécouvert en 1969, alors qu’on le croyait disparu. Cet oiseau de haute mer a une particularité incroyable : il niche sur l’une des plus hautes montagnes de Madère – le Pico do Arieiro à 1818m -, sur ces parois escarpées et accessibles uniquement en rappel. Comme les autres oiseaux marins, il vient à la nuit pour nourrir son unique jeune. C’est un moment incroyable quand vers 22h, nous nous sommes retrouvés près du sommet, sur un petit chemin étroit bordé par des à-pics vertigineux (mais heureusement sécurisés), sous un ciel étoilé et que nous avons entendu le premier chant d’un oiseau revenant de l’océan. Lugubre, étrange, rappelant un peu une chouette hulotte. On dit ici que c’est la voix des bergers morts qui se fait entendre la nuit venue.
Pour terminer ce tour de Madère biodiversitaire, on ne peut passer sous silence le monarque. Ce magnifique papillon orange et noir est bien connu des Américains. Chaque année il entreprend une migration d’automne qui le mène du nord-est de l’Amérique du Nord au Mexique. Ayant fortement diminué du fait de la déforestation, l’emploi des insecticides et du changement climatique, il est devenu le symbole d’une biodiversité fragile et menacée.
Ce grand migrateur est parfois déporté par des tempêtes et se retrouve alors de ce côté de l’Atlantique. Nous en avons déjà vus sur les îles d’Ouessant et de Sein. Or, des individus sont arrivés aussi à Madère, où l’espèce est signalée dès 1860. Et visiblement elle a fait souche (dans les années 1980 ?), si bien que l’on peut voir, en étant attentif, un monarque voleter sur des fleurs plus ou moins tropicales.
On comprend, en quittant Madère, que Darwin ait pu être inspiré par cette île où la biodiversité, sans être exubérante, est toujours riche d’enseignements et de réflexion sur nos écosystèmes et les espèces qui les composent. Encore faut-il avoir envie de quitter le bord de la piscine des grands hôtels…
Une partie de l'équipe, à la sortie du bateau, encore plein d'eau de mer et de sel !
Au cours du périple, nous rencontrons Hugh Harrop, le fameux photographe d'oiseaux écossais des îles Shetland, avec qui nous sortons en mer (Hugh est le second en partant de la gauche). Ses conseils techniques pour photographier les oiseaux marins ont été les bienvenus !
L'occasion de vous faire découvrir son blog photo.
Merci également au reste de l'équipe (Jean-Yves, Valérie, Théo et Gilles !) et aux naturalistes portugais Filipe, Louis, et Marco.