La loutre de la rivière Esla
Rivière Esla, nord-ouest de l'Espagne, 12 août 2017, carnet de terrain.
Il est 21h passé, le crépuscule tombe sur la rivière, irisant l’eau et donnant aux herbes aquatiques des teintes intenses d'emeraude. Les étourneaux unicolores gazouillent des strilles auxquelles nos oreilles ne sont pas habituées. Pierre, Anne et Philippe affutent à un bout du grand pont. Moi, je suis partie à l’autre bout : j’ai décidé de guetter le rocher couvert d’épreintes qui se trouve juste en dessous.
Une loutre, une loutre, me dis-je, c’est bien comme une poule ou un cheval, ça doit bien aimer faire toujours son même petit circuit tranquillou.
Le soir tombe, entraînant l’esprit dans diverses rêveries.
Une autre couleuvre vipérine, nageant sous l'eau, observée la veille, lors d'un affut sur une autre rivière à loutres...
Mon rocher est toujours désert.
Allez cocotte, viens donc faire ton petit caca du soir.
Mais rien. Pas la moindre moustache de loutre à l’horizon.
Je repense à ma seule observation de loutre, en 2014, dans les Pyrénées. Nous étions en train de remonter en voiture une rivière à loutres bien connue, au petit matin, très tôt, pour aller rendre visite à un vieil éleveur de chevaux mérens et castillonnais. Quand tout à coup, sur un rocher au beau milieu de la rivière, j’avais aperçu une silhouette et poussé un cri : « là ! là ! Un énorme mustélidé euh mais c’est une louuuuuutre !!!! »
Le temps de piler la voiture et de faire marche arrière, mémère avait plongé.
Observation rapide et quelque peu frustrante, comme souvent avec cet animal.
Mais sur la rivière Esla, le soir est bien tombé. Des poissons sautent, mais de mustélidé dodu, pas une trace.
Bon, c’est encore raté pour cette fois. De toute façon hein, c’est toujours comme ça, la loutre. On ne la voit jamais cette bestiole.
Mon esprit n’est plus du tout à la loutre : rhalala, faut vraiment réussir à faire marcher internet à la rentrée, puis le téléphone, puis la télé, pourquoi elle ne marche pas non plus, pfff, j’y comprends rien à tout ça et…
« Elise !!! »
Je me retourne. Pierre et Philippe me font des grands gestes. Qu’est-ce qu’ils me veulent ces deux-là ? Que je rentre ?! Hum, ils ont l’air bien énervé là… Ils ont vu une loutre ou quoi ??
« Mais là, juste devant toââââ !!! », me crie Pierre.
La panique me saisit. J’écarquille les yeux, regarde partout. Mais non !! je ne la vois pas ! Je ne la vois pas ! Mais c’est pas vrai que je ne la vois pas.
Mais c’est pas vrai qu’ils vont tous la voir et pas moi alors que je suis la mieux placée, merde de merde de merde de merde !
Philippe s’approche, d’un pas tranquille.
Bon, ok, c’est mort, elle a disparu, sinon il ne viendrait pas. Là je suis vraiment écœurée à l’extrême. Mais c’est pas vrai que j’ai raté une loutre ! Une loutre !
Je regarde Philippe arriver, de mon œil le plus morne.
« M’enfin tu ne l’as pas vue, elle était là, juste devant toi, dit-il pour enfoncer le clou. Elle a nagé de là à là », rajoute-t-il en montrant un passage assez long près des herbes de la berge !
Mais je n’ai pas le temps de ruminer ma vexation. Un remous se fait dans la rivière, juste en dessous de nous, presque sous le pont. Elle est là, la grosse loutre, qui vient sur son rocher à épreintes !!!
Il fait quasi nuit, mais je tente quand même une photo pourrie, sans le flash pour ne pas lui faire peur, les iso poussés au max. Elle passe sous le pont. Remonte sur un rocher où elle se dandine « Elle s’y est frottée le cul, elle a dû faire une épreinte », murmure Philippe. Tandis que j’ai beau entendre le déclencheur ramer, présageant de photos totalement floues, je m’acharne à prendre un cliché.
Puis elle replonge et disparait, silencieusement.
Merveilleuse loutre !
Sur ce, le coeur léger, les yeux plissés de bonheur, rentrant dans la nuit, il n’y a plus qu’une chose à faire : aller boire une bière.