De (la vache) Aubrac à l’Aubrac ou la métamorphose d’une vache
Quelle différence y a-t-il entre la photo d’une vache Aubrac du début du XXe, efflanquée et farouche et celle d’un animal photographié en 2011, volumineux et bas sur pattes ? S’agit-il de la même race ? Réponses…
La race bovine d’Aubrac est très ancienne. Elle est déjà mentionnée dans les ouvrages de la seconde moitié du XVIIIe siècle et existait probablement avant. Au début du XIXe siècle, elle est également connue sous le nom de race de Laguiole. Laguiole : cette bourgade, chef-lieu de canton de l’Aveyron, est l’épicentre de la répartition de cette race. Mais on la trouve ailleurs, bien entendu : en Aubrac, bien sûr, cet immense plateau qui ressemble à une mer intérieure, mais plus largement dans les départements de l’Aveyron et de la Lozère. Au nord, elle atteint le sud-est du Cantal (autour de Saint-Flour) et le sud-ouest de la Haute-Loire ; à l’est elle effleure l’Ardèche, tandis qu’elle descend jusque dans le nord-est du Tarn et le nord-ouest de l’Hérault (répartition du XIXe et du début du XXe siècle).

Aire de répartition géographique de la race d’Aubrac au début du XXe siècle.
Une Aubrac ou des Aubrac ?
Voilà pour sa répartition au sens large. Car avant qu’elle ne devienne la race que nous connaissons aujourd’hui, il fut un temps où se trouvaient plusieurs populations dans l’aire géographique précitée. Ainsi connaissait-on les populations du Rouergue, Causses et Ségala, assez mal définies. Mais également dans le Tarn, l’Aude et l’Hérault la « race » d’Anglès, plus pâle, de couleur plus blaireau, de même que sa cousine, la « race » de la Montagne Noire (pour ces races voir mon livre A nos vaches…). Toutes ces variétés ont aujourd’hui disparu, absorbées par l’Aubrac. Enfin, une autre race vivait aux côtés de l’Aubrac, c’est la race du Gévaudan qui s’en distinguait par sa taille et son aptitude plus laitière (voir encadré ci-dessous).

Troupeau de vaches d’Anglès dans la région de Mazamet (Hautes-Cévennes. Noter le pelage blaireau de certains animaux et la variation assez forte des robes.
Les autres races voisines sont la Salers dont elle serait proche génétiquement (Grosclaude et al. 1990), la race du Mézenc ou Mézine de Haute-Loire, aujourd’hui malheureusement disparue, puis à l’ouest et au sud-ouest la Blonde d’Aquitaine, et enfin la Gasconne vers la Haute-Garonne notamment.
Sa filiation reste cependant controversée. Si la génétique semble plaider pour une proximité avec la Salers, certains auteurs comme Denis (2010) la rattache au grand groupe alpin (avec la Brune, la Tarentaise, la Gasconne ou encore la Mirandaise). Et cet auteur y voit une certaine parenté avec la Gasconne.

Vache de Salers (photo M. Vaslin)
Pourtant d’un point de vue morphologique, on pourrait aussi considérer l’Aubrac comme parente avec la Parthenaise et ses cousines (Nantaise et, surtout Maraîchine) avec lesquelles elle partage la couleur de robe, le cornage et une certaine conformation). Ce fut l’avis de certains auteurs du XIXe siècle. Certaines races espagnoles lui ressemblent également.
Portrait au fil du temps
Au milieu du XIXe siècle, Moll et Gayot (1860) décrivent l’Aubrac comme ayant les jambes courtes, le tronc imposant, le poitrail large, le dos écrasé et aplati et les ischions (os de l’articulation de la hanche) écartées. En clair, l’Aubrac n’est pas encore très gracieuse, mais c’est pourtant déjà une « belle tête », notamment avec ses yeux comme passés au khôl et ses belles cornes relevées et contournées avec grâce mais qui, notons-le, sont considérées comme « courtes » à l’époque.
La robe est encore variable : principalement fauve, certains animaux ont les extrémités et la tête charbonnés (parfois fortement, surtout chez le taureau, mais aussi chez la vache), tandis que d’autres présentent une robe plus pâle, blaireau (teintée de gris) ou, au contraire très enfumée, tirant sur le noirâtre (influence de la race du Gévaudan ?). Le mufle (sombre) est entouré d’une auréole blanchâtre. Le poil est veloutée et la peau souple.
Les photos anciennes montrent souvent des animaux assez osseux, plutôt grêles, notamment dans l’est de sa répartition, là où l’Aubrac jouxte celle de la race du Gévaudan. Dans son centre d’exploitation (le plateau d’Aubrac, autour de cette bourgade éponyme et de Laguiole) les animaux sont de meilleure conformation. Le substrat sur lequel vivent les animaux et ce qu’ils mangent jouent fortement sur celle-ci. Le nord-est de la Lozère par exemple, sur sol principalement schisteux et aux pâturages maigres entrecoupés de bois de résineux ne peut concurrencer les vastes pâtures du nord de l’Aveyron !

Troupeau d’Aubrac, près de Laguiole, vers 1900.

Vache d’Aubrac à la traite et son veau, vers 1900. Noter la silhouette fine, plutôt haute sur pattes, les cornes assez courtes, les extrémités et la tête charbonnées.
Au fil des décennies, et avec un recentrage sur la finalité de l’élevage de cette race (voir ci-dessous), sa morphologie va changer.
Tout d’abord – et même si c’est anecdotique – il semble bien qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les cornes de l’Aubrac soient devenues plus longues. Il est possible qu’une sélection ait été faite dans ce sens car les auteurs anciens parlent bien de cornes certes fortes mais de longueur médiocre. A noter tout de même que la race d’Anglès, qui a été absorbée par l’Aubrac, avait des cornes plus longues que cette dernière (Baudement). Ce qui n’est aujourd’hui plus le cas. Il n’est guère fait mention de ce point dans la littérature zootechnique…
Ensuite la robe. Nous avons dit précédemment que bien que fauve, elle pouvait être assez variable. Il est possible que les anciennes variétés aient contribué à cette variabilité : noirâtre pour la Gévaudan, blaireau (grise) pour les « races » d’Anglès et de la Montagne Noire, plus rouge pour la population du Ségala. Là encore les photos anciennes en témoignent. Actuellement la couleur fauve domine, avec une variation déjà signalée allant du froment au charbonné.

Variations de la couleur de la robe : fauve charbonné (en haut) – fauve (au milieu, la robe la plus courante) – et froment.
Bonne à tout faire
Initialement, la race d’Aubrac était une race mixte à triple aptitude : le travail, la viande et secondairement, le lait.
Nul doute que l’Aubrac est une race faite pour le travail. Jusqu’à l’arrivée de la mécanisation, elle est réputée pour cela. Fait remarquable, la vache est jugée toute aussi bonne, sinon meilleure, que le bœuf (et aussi plus robuste, plus sobre et plus intelligente !). Ainsi en montagne, les bœufs ne peuvent guère tirer un charroie sur plus de 20km, tandis qu’une bonne paire de vaches peut aller plus loin. Les bœufs sont réservés à des travaux de labour où ils sont meilleurs que les vaches.
C’est ainsi que l’Aubrac s’exporte notamment vers le sud. De plus c’est une race extrêmement rustique, qui vit dans des conditions très rudes (pour ce qui connaissent le plateau de l’Aubrac…) et qui se contente de peu pour se nourrir.

Paire de bœufs d’Aubrac, vers 1900.

Elle est aussi connue, dès le XIXe siècle, pour être une très bonne race allaitante (élevage de veaux), et d’engraissement plutôt aisé, ce qui permet de réformer les bœufs et les vaches âgés pour la boucherie. La viande est également connue pour être savoureuse (et elle l’est toujours ! Allez la goûter dans les restaurants d’Aubrac dont un particulièrement célèbre à Laguiole !).

Vache et son veau dans le parc à veaux, vers 1900. Après avoir fait téter le veau quelques instants, on l’attache à sa mère qui se laisse alors traire docilement.
Par contre ce n’est une bonne laitière, du moins dans sa très grande majorité. Et pourtant… C’est avec son lait que s’est faite la réputation du fromage de Laguiole, AOC depuis 1961 et aujourd’hui, Appellation d’origine protégée (AOP). Celui-ci était fabriqué dans les burons du Cantal (sud du département), de la Lozère et de l’Aveyron.
Un buron (photo refuges-info).

Le cantalès (responsable du buron, au premier plan) et le pastré (vacher) dans un bureau d’Aubrac, vers 1900.
Déclin et renaissance : l’Aubrac a pris du poids
La fin de la traction animale se situe après la Seconde guerre mondiale. Dans ces régions pauvres du Massif central, les attelages de bovins vont perdurer jusqu’au début/milieu des années 1960, mais déjà le nombre de bœufs a chuté… C’est là la première cause du déclin de l’Aubrac au cours du XXe siècle.
Ensuite le nombre de burons où le fromage est fabriqué diminue lui aussi fortement, surtout à partir des années 1930. Ainsi il passe de 350 à la fin du XIXe siècle à 141 dans les années 1950 et à… 3 en 1994. La traite dans les estives est peu à peu abandonnée dans les années 1950 et 1960. De plus, l’Aubrac n’a pas le lait comme vocation principale. Elle va être alors peu à peu remplacée par des races plus laitières et notamment la Simmental en Aveyron aujourd’hui reconnue comme race « agréée » pour le fromage de Laguiole.
Les souches « laitières » de l’Aubrac sont aujourd’hui réduites comme peau de chagrin. Il ne doit guère plus rester qu’une vingtaine de vaches qui sont traites.

Nénette, une des dernières vaches de souche laitière, élevage Miquel, Conquettes, Aveyron, 2009.Remarquer le pis bien conformé avec des veines visibles, typiques d’une bonne laitière.
Le nouveau débouché de l’Aubrac – et ce qui l’a finalement sauvé – c’est son débouché comme vache allaitante. Exit le travail et le lait, on s’est alors attaché dès les années 1970 à la transformer en race dite « à viande » : veau sous la mère, broutards (jeunes veaux de boucherie) et animaux adultes réformés pour la viande. Evidemment cela eu des conséquences sur la morphologie de la race. Au fil des dernières décennies, l’Aubrac est devenue nettement plus massive – accentuant encore son aspect « bas sur pattes ». On lui reprochait autrefois d’avoir un avant-train bien marqué (pour le travail), alors que l’arrière-train était considéré comme un peu faible. Ce qui avait fait dire à Moll et Gayot : « n’ôtez rien au premier, mais ajoutez au second ». Un siècle plus tard, leur phrase prémonitoire était entendue ! Et même un peu trop : ainsi des animaux porteur du gène culard (hypertrophie de l’arrière-train) sont présents en race d’Aubrac (on peut s’interroger d’ailleurs sur cette présence. Il semble bien qu’il y ait eu des infusions « non officielles », mais ponctuelles, de race Parthenaise qui possède largement le gène « culard ». On cherche cependant à réduire la fréquence de ce gène dans la race d’Aubrac.

Génisse d’Aubrac « cularde ». Certains animaux peuvent être encore plus « culards » que celui-ci.
En clair, avec le changement d’objectif dans la sélection, la race à perdu en production laitière et a gagné en épaisseur et en poids. Les « bourets » d’antan, ces jeunes veaux élevés sous la mère et qui ont fait la réputation de la race sont aujourd’hui remplacés par des broutards qui connaissent un grand succès, notamment en Italie.
Mais la race aurait vraiment pu disparaître, avec un effectif minimum en 1979. A cette époque, on croise l’Aubrac industriellement avec des races à vocation bouchère comme la Charolaise, ce qui conduit au déclin inexorable de la race. C’est à ce moment-là qu’est créé l’Union Aubrac, par la volonté d’éleveurs passionnés qui ne veulent pas voir leur race disparaître. Dès lors les « affaires reprennent » pour l’Aubrac qui non seulement se développe à nouveau dans sa terre d’origine mais est également exportée, aussi bien en France (y compris les « DOM-TOM » qu’à l’étranger (jusqu’en Nouvelle-Zélande).
Effectifs de la race d’Aubrac (1892-2010)
Ainsi la race Aubrac est-elle sauvée, du moins on peut l’espérer. Mais ce sauvetage, dont on ne peut que se réjouir, c’est fait aussi à travers une quasi « métamorphose » des animaux. Destinée à la boucherie, l’Aubrac a perdu un peu de son côté farouche et altier pour devenir un animal plus gros, plus musclé, plus précoce que par le passé. Les souches laitières qui ont fait le succès du fromage de Laguiole sont en voie de disparition. Le travail n’existe plus sauf pour quelques fêtes estivales destinées au tourisme (ce qui n’est pas un mal en soi !). L’Aubrac ancestrale et originelle a disparu. Du moins s’est-elle transformée en Aubrac du XXIe siècle. L’avenir nous dira si la « métamorphose » a réussi ou pas.

Troupeau de vaches, Cantal, 2011. Les animaux sont aujourd’hui nettement plus charpentés que par le passé, notamment au niveau de l’arrière-train. La vocation bouchère a pris le dessus.
L’autre bête du Gévaudan : une vache.
Jusqu’au tout début du XXe siècle vivait une petite vache sur les hauteurs perdues et pauvres du Gévaudan. On n’en sait pas grand-chose, car dès le milieu du XIXe siècle, elle semble déjà subir les assauts de ses voisines, principalement l’Aubrac. Aussi les descriptions qui en sont faites sont des copier-coller entre les auteurs de l’époque. Vers 1875, l’agronome Moll en voit en Lozère, mais beaucoup sont déjà des croisements. Son aire de répartition est donc la région de Saint-Chély,
De Saint-Alban, de Saint-Amans, de Grandrieu, du Malzieu et de Châteauneuf. Egalement autour de Serverette et d’Aumont, Fournels, en Haute-Loire.
La race du Gévaudan – que l’on appelait aussi race de Lozère, Lozerole ou Lozérienne ou encore Gévaudanne – était bien différente de l’Aubrac. C’était un animal à l’allure fine, « féminine » disent les auteurs de l’époque, à l’ossature déliée, la peau douce et l’allure vive. Les cornes sont fines, relevées vers le haut. La robe est bien différente de celle de l’Aubrac : elle est sombre, variant du froment ou fauve foncé et du châtain au presque noir (donc nettement plus sombre que celle de l’Aubrac). Enfin, elle est de petite taille (1,20 m) et rappelle, toujours pour les auteurs de l’époque, la Bretonne pie-noir.
C’était visiblement une bonne laitière, pouvant donner jusqu’à 10 à 12 litres de lait par jour (contre 9 à 10 pour l’Aubrac à la même époque). On l’exportait d’ailleurs vers le Midi.

Vache du Gévaudan, vers 1875. Remarquer la silhouette fine et élancée, les cornes courtes, le pelage sombre, bien différents de la race d’Aubrac.
Mais voilà. On a voulu la croiser avec l’Aubrac (mais aussi la Salers) et les produits n’ont pas donné grand-chose. Aussi s’est-elle éteinte, vraisemblablement au tout début du XXe siècle. Il est cependant probable, comme le montrent certaines photos anciennes, qu’elle ait perdurée quelques années encore, sans doute sous forme de croisements. On retrouve des animaux à la conformation légère et de petite taille, aux cornes assez courtes (mais pas toujours), au pelage charbonné ou presque noir qui présentent des affinités avec la Gévaudan. Un animal photographié par Adrien Tournachon, frère de Nadar, au concours universel agricole de 1856 ressemble assez fortement à une vache de la race du Gévaudan, tout comme l’animal présenté comme « Aubrac » dans le livre de Baudement datant de la même époque.

Montage représentant des animaux de type « Gévaudan » : lithographie de Baudement (1860, en haut à droite), photographie d’A. Tournachon (1856, en bas) et dessin extrait de Moll et Gayot (1860, en haut à droite). Il est assez probable que le dessin de Baudement soit tiré de la photo de Tournachon tant les deux animaux se ressemblent. Mais ils ressemblent également au dessin de Moll et Gayot ! Les flèches montrent les points communs : queue en crosse (1), blanc à la base du membre arrière et à celle du fanon (2 et 3), auréole blanche autour du mufle (4).
Alors Aubrac ? Gévaudan ? animaux croisés ?...
Il ne reste rien de la race du Gévaudan (car c’était bien à proprement parler une race, vu ses caractéristiques). Peut-être les zones enfumées de l’Aubrac sont-elles un vestige de celle-ci ? C’est peu probable, mais au-moins cela peut-il nous faire encore rêver…

Groupe de vaches en Lozère vers 1900. Là encore les animaux sont sveltes, à cornes courtes et allure fine. Les robes de certaines sont sombres. Il peut s’agir d’animaux croisés Aubrac avec l’ancienne race du Gévaudan.
Bibliographie :
Baudement E. (1862). Les races bovines au concours universel agricole de Paris en 1856. Imprimerie impériale, Paris.
Denis B. (2010). Races bovines. Histoire, aptitudes, situation actuelle. Castor & Pollux, 320p.
Dubois Ph.J. (2011). A nos vaches. Inventaire des races bovines menacées et disparues de France. Delachaux & Niestlé. 448p.
Grosclaude F., Aupetit R.Y., Lefebvre J. et Mériaux J.C. (1990). Essai d'analyse des relations génétiques entre les races bovines françaises à l'aide de polymorphisme biochimique Genet. Sel. Evol. 22 : 317-338.
Moll L. et Gayot E. (1860). La connaissance générale du bœuf. Etudes de zootechnie pratique. Firmin Didot, Paris, 600p.
UPRA Aubrac - http://www.race-aubrac.com/